Est-ce que le jeu de cartes utilisé en Suisse romande représente des rois, des reines et de valets ayant réellement existé ?
Réponse
Bonjour,
Nous vous remercions d'avoir fait appel au service Interroge, voici le résultat de nos recherches :
Pour répondre à cette question, il est indispensable d’identifier les différents jeux de cartes propres à plusieurs pays ou régions linguistiques. Ouvrage très complet sur le sujet, le catalogue d’exposition de la Bibliothèque nationale de France (BnF) Fabuleuses cartes à jouer : le monde en miniature nous renseigne sur ces différents jeux :
« En Europe, les principaux jeux utilisés sont les jeux italiens, espagnols, allemands et français. Bien que découlant de la même logique, les couleurs (symboles) et figures (personnages) sont différents d’un pays à l’autre. Les jeux italiens et espagnols adoptent les quatre couleurs dites "latines", composées de bâton, coupe, épée et deniers ainsi que l’usage d’un cavalier. Le jeu allemand utilise quant à lui des enseignes de grelot, gland, cœur et feuille ainsi que la figure d’un valet inférieur et un valet supérieur appelés "Unter" et "Ober". En ce qui concerne le jeu français, aujourd’hui très largement répandu, il se compose des couleurs trèfle, pique, carreau, cœur et intègre la figure de la dame. »
Les joueurs romands utilisant dans la grande majorité des cas le jeu français, c’est donc ces dernières figures qui nous intéressent.
Les précisions sur les différents jeux étant apportées, nous trouvons de nombreux éléments de réponse à la question initiale dans ce même ouvrage :
« En France, dès la fin du XVe siècle, les figures des jeux de cartes numérales sont accompagnées d’inscriptions qui les individualisent et définissent leur identité. Les noms donnés varient en fonction des cartiers (fabricants de cartes) et des jeux, mais ils rendent compte de la culture de leur temps, puisant tout à la fois dans la culture antique, la culture biblique et les récits épiques. L’importance de l’idéal chevaleresque, si présent à la fin du Moyen-Age, est particulièrement perceptible. Dans le jeu lyonnais du début du XVIe siècle, appelé "piquet de Charles VII", on retrouve ainsi Roland, le héros de la chanson de geste, et Hector, sans doute le héros troyen. Assez rapidement s’impose une prédilection pour "les Neuf Preux", ces figures historiques ou pseudo historiques, tous des conquérants issus d’une lignée royale et rendus célèbres par "Les Vœux du Paon", poème composé par Jacques de Longuyon vers 1312. Cet ouvrage livre une liste quasi définitive : les preux juifs (Josué, David, Judas, Maccabée), les preux païens (Hector de Troie, Alexandre le Grand, Jules César) et les preux chrétiens (Arthur, Charlemagne et Godefroy de Bouillon). A partir de la fin du XVIe siècle, les noms des rois, des reines et des valets se fixent de façon plus standardisée et les Neuf Preux sont largement représentés. Les quatre rois sont en effet Charles, César, Alexandre et David et les valets La Hire (Etienne de Vignolles, compagnon d’armes de Jeanne d’Arc), Roland bientôt remplacé par Hector, Judas et Maccabée, remplacés à partir du XVIIIe siècle par Lancelot, et Ogier (peut être Ogier le Danois, l’un des compagnons de Charlemagne) […]. Les noms des reines affichent un même syncrétisme de l’histoire antique et de l’Ancien Testament, le tout teinté d’idéal chevaleresque. Avant que Judith, Rachel, Argine (anagramme de Regina) et Pallas deviennent les dames canoniques, on rencontre quelques-unes des Neuf Preuses, équivalents féminins des Preux dont la liste est établie dès le XVe siècle. Penthésilée, reine des Amazones qui combattit aux côtés des Troyens, et Sémiramis, reine de Babylone, comptent au nombre de ces preuses reprises dans les cartes à jouer, le mythe troyen peut aussi être représenté par Hélène. Pour l’Ancien Testament, Rachel et Judith sont très appréciées à partir du XVIIe, tandis que les cartes du XVe et du début du XVIe siècle mettent en avant Bethsabée, épouse d’Urie, puis de David. Les déesses antiques Junon, Vénus ou Pallas (équivalent d’Athéna) sont aussi attestées dès la fin du XVe siècle. Enfin, comme les rois et les valets, les références à l’histoire contemporaine sont possibles, notamment avec la Pucelle, Jeanne d’Arc. »
Cet extrait atteste donc d’une vraie volonté de personnifier les figures du jeu français dès son apparition. Pour répondre plus directement à votre question, si l’existence réelle des personnages bibliques ou mythologiques n’est, bien entendu, pas attestée, en revanche, les personnages historiques tels que Charles, César ou encore Alexandre sont eux bien réels.
En ce qui concerne la représentation plutôt générique des figures, elle peut s’expliquer de la manière suivante. Le catalogue d’exposition de la BnF cité en début de réponse indique ceci :
« Suite au décret impérial du 16 juin 1808, les marchands cartiers français sont tenus de n’employer, pour la fabrication des cartes à jouer destinées au marché intérieur, que le modèle officiel, dont le tirage est contrôlé par la régie des cartes. […] Surtout, elles créent les conditions d’un monopole d’Etat et garantissent, par le paiement des droits, des recettes fiscales régulières et conséquentes, bienvenues en ces temps de guerre. […] En 1827, le portrait, jusque-là en pied, est dédoublé pour faciliter aux joueurs la lecture de la carte, dans quelque sens qu’elle se présente lors du jeu. Renouvelée en 1853, c’est la dernière évolution graphique du portrait officiel, et c’est aujourd’hui avec ce modèle que l’on joue toujours. […] Ce portait, qui n’a plus rien d’officiel de nos jours, continue cependant d’animer en France les parties de bataille, de solitaire, ou de belote. En revanche, dans les casinos comme sur les sites de jeu de poker en ligne, il est désormais supplanté par le modèle anglo-américain. »
Le Musée d’ethnographie de Genève possède également une collection de cartes à jouer, comme ce jeu français daté du début du XXe siècle.
Pour approfondir le sujet, nous vous recommandons également les ouvrages suivants, disponibles dans différentes bibliothèques de la Ville de Genève :
- Cinq siècles de cartes à jouer en France - catalogue de l'exposition ayant eu lieu en 1963 à la BnF
- Le monde de la carte à jouer de Detlef Hoffmann
- Histoire de la carte à jouer d'André François
- Incartades : voyage à travers l'emblème de la carte à jouer de Jean-Roger Carroy
Nous espérons que ces éléments vous aideront dans votre recherche. N'hésitez pas à nous recontacter pour tout complément d'information ou toute autre question.
Cordialement,
La Bibliothèque du Musée d'ethnographie de Genève
Pour www.interroge.ch